Visualisez… Le podium, les projo, les flashs…
Vous sentez l’effervescence, la tension dans les backstages…
Vous imaginez les dernières retouches sur un ourlet ou sur un col…
Vous êtes au cœur du public, frémissant dans l’agitation, impatiente ou impatient d’en prendre plein les mirettes…
Et là, BAW, la musique explose, et les premiers mannequins arrivent sur scène et oh mon Dieu, c’est magnifique ! Quelle coupe, quel effet de matière, quelle conjugaison de couleurs…
Quel beau métier tout de même, styliste. La mode… Ca fait rêver n’est-ce pas ? Dessiner toute la sainte journée des modèles qui fleurissent plus vite dans ton esprit que sur le papier tellement tu débordes de créativité... Les shows, les after, le champagne, les compliments, les ovations, les interviews, l’argent…
Ok, maintenant, tu redescends sur terre.
Bien.
Rien de tout ça n’est vrai. Oh bien sûr, le champagne et compagnie, c’est sans doute vrai. Sauf qu’au risque de faire grincer quelques dents, j’estime que rien de tout ça n’est vrai. En tout cas, ça ne l’est plus. La mode aujourd’hui, et particulièrement en haute-couture ou dans le luxe, ça ne veut plus rien dire. Créateur ? Mon cul. Les vrais créateurs, ce sont les dix, vingt ou trente stylistes qui enchaînent des centaines de croquis qui vont finir soit à la poubelle, soit signés par ledit créateur en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Les vrais créateurs, ce sont les petites mains qui bossent jour et nuit sur les tenues, et qu’on ne voie quasiment jamais à la fin des défilés.
Tout ça, c’est qu’une vitrine bien proprette pour faire miroiter des illusions aux moutons et aux bien-pensants. En réalité, tout n’est qu’une question écœurante de fric, de fric et de fric.
Certains diront que je ne connais pas assez le milieu pour juger, et que, quand même, ils ont fait des études de Stylisme, hein, c’est pas n’importe quoi !
Peut-être. M’en fous, je juge. T’es qui pour me juger en train de juger, mh ?
Ok, je suis pas dans le milieu de la haute-couture. Pour l’instant, j’en suis qu’au stade des études, mais j’en ai bientôt terminé, et pour rien au monde je n’accepterai de travailler pour les « grands » créateurs, quels qu’ils soient. Pour moi, ils ne sont plus, ils ont perdu leur âme.
Alors, les études, parlons-en… ! Mais par où commencer… ? J’essaye par le début, mais ça va peut-être être long.
Demande de documentation sur une école X, après en avoir entendu parler par ma belle-sœur qui y a passé quelques années dans une autre section. Rapidement, on me propose un rendez-vous. Je dois apporter des dessins pour qu’on juge mon niveau. Montée de stress, ça ressemble à une école qui prend sur dossier. Le jour dit, madame Machin regarde vaguement mes croquis, et me propose de signer en bas de la page. Je synthétise, mais ça s’est presque passé comme ça. En gros : tu payes, tu entres.
C’est merveilleux, la vie est belle, il ne reste plus qu’à trouver sept mille euros pour payer la première année (si ça te paraît cher, c’est que tu rêves éveillé(e), c’est l’une des écoles les moins chères de Paris). Ou alors, si t’es un warrior et que t’as peur de rien, tu peux partir en croisade pour trouver une entreprise qui te prendra en alternance (l’Etat et l’entreprise te délestent du poids des frais de scolarité). Bon courage, à l’année prochaine !
C’est parti pour trois ans, mais passons ce détail (!) des 7000€ par an (déjà trois ans, tu comprends pas, normalement c’est une formation en deux ans…).
Première année, presque quarante élèves. Environ 15-20 machines à coudre. Tu sais coudre ? Bravo ! Tu sais pas… ? Ah… dommage, hein ?
Fin de l’année, effectif réduit de 50%. Les filles/fils à papa sont partis pour aller glander ailleurs. Ça leur a fait quelques mois de vacances, et maintenant qu’ils sont partis, c’est à nous que ça en fait. Les personnes qui adorent dévaliser les magasins et qui dévorent Vogue ont compris qu’aimer la mode, ça ne voulait pas dire faire de la mode. Et il y a ceux qui pouvaient plus se payer de beurre pour leurs pâtes qui ont lâché l’affaire.
Deuxième année, l’école investit dans des machines à coudre et des surjeteuses de chez Lidl. C’est de la merde, mais on s’en contente.
Troisième année. A la rentrée : 17 élèves. Deux mois plus tard, on tourne à 9. Mêmes raisons que celles citées plus haut.
Et globalement, sur trois ans, tu passes pour une râleuse compulsive parce que tu te plains qu’il n’y a pas un ordinateur sur deux qui fonctionne, qu’il n’y a pas de matériel en modélisme alors qu’on te demande des finitions parfaites sur tes tenues de défilé, qu’il n’y pas de chauffage, que le plafond fuit et que de la flotte coule sur tes dessins quand il pleut, que tu dois payer un bras chaque travail à imprimer sur la machine de l’école qui, devine quoi, ne marche qu’une fois sur dix, que les meilleurs profs sont ceux qui sont mis de côtés aux moments-clés de l’évolution de ton dossier de l’année, et qu’il n’y a pas UN discours similaire sur ledit dossier. Quelle ingratitude franchement.
Si je suis diplômée en juin, mon diplôme (certifié depuis 2012, vous vous rendez compte de la chance que vous avez ? Vous êtes pas contents ?! MAIS C’EST UNE TRES BONNE NOUVELLE !) vaudra une licence. Avec mon petit Bac+2 obtenu en trois ans, je pourrai aller postuler dans n’importe quelle boîte de prêt-à-porter ou même de luxe.
Mais quand j’entends des discours sur la nécessité d’avoir l’air d’un styliste pour pouvoir être embauché, je sens le Hulk en moi s’agiter. Mais vous comprenez, vous pouvez pas aller en entretien en ayant l’air d’une étudiante… il faut avoir un style, quoi. Ok, donc, clairement vous venez de me dire que j’ai l’air d’une clocharde. Mais non… (Traduire : Bien vu, jeune fille ! Va t’arranger un peu, et perds-moi ces kilos !). Voilà ce que je réponds quand on me balance des conneries pareilles :
Si la personne qui me reçoit en entretien est trop [nom d'oiseau censuré] pour juger mon apparence plutôt que mon travail, c’est que je suis pas faite pour travailler avec ou pour elle. Si je fais ce métier, c’est parce qu’il me passionne, c’est ce que j’aime faire, et je suis en droit d’espérer (d’exiger !) que ce que je mets sur la table, c’est mon talent, ma créativité, mes tripes, et pas ma garde-robe.
Si je supporte de devoir bosser parfois dans des conditions discutables dans une école que j’ai dû payer si cher…
Si aujourd’hui je dois remplir mon caddie uniquement de pâtes et de riz juste une fois par mois pour continuer à y venir…
Si j’accepte de passer devant des boutiques de fringues sans pouvoir y entrer…
C’est pas pour qu’on me dise que je peux pas être styliste parce que je n’en ai pas l’apparence.
J’en ai rien à foutre si ça me ferme des portes, je perds rien. Je reste moi, et j’emmerde ceux que ça emmerde.
Article rédigé par Creali