Depuis le début de mon challenge 2015 un mois = un classique, il y a eu Modiano, Queneau, Flaubert, Malraux, Dumas. Près de la moitié de l’année écoulée et que des hommes, avec pour perspectives Balzac, Voltaire, La Fontaine, Mérimé, Verne... Et les femmes dans tout ça ? Suite à ce constat, il m’a fallu commencer à redresser la barre. Et j’ai entamé L’Amant de Duras. 137 pages. Un tout petit roman. Un immense roman et je dois vous l’avouer : je vais avoir du mal à vous le raconter sans me laisser dépasser par mon ressenti personnel.
Je me suis souvent demandée comment certaines personnes pouvaient, avec une grande sincérité et un aplomb non feint, affirmer sans siller que leur auteur culte était X, Y ou Z. Jusqu’à récemment, jusqu’à Duras, jusqu’à L’Amant, j’avais pu lire des mots touchants ou marquants, annoter des pages de certains livres. Mais souvent, j’étais partagée entre le sentiment d’être bien petite moi, à mon niveau, tout simplement que je n’y arriverai jamais, ou au contraire, un goût de « bien tourné mais bon… ». Des mots qui me rabaissaient de leur hauteur, d’autres qui ne me stimulaient pas plus que ça.
En lisant Duras, il s’est passé autre chose. Déjà parce que je me suis retrouvée dans son style. Je ne serai jamais Flaubert, je ne serai jamais Duras non plus, mais je me sens beaucoup plus proche de la seconde, plus qu’en tout autre auteur(e) d’ailleurs. Marguerite Duras m’a montré que c’était possible. Quoi ? Comment ? C’est une autre histoire.
Revenons donc à L’Amant. Une écriture vive, très contemporaine (le roman est le Goncourt de 1984, clin d’œil à mon année de naissance), L’Amant est court mais dense, plein de respirations, d’un rythme que l’auteur veut donner à son texte. Et la quatrième de couverture de François Nourissier le dit bien : "Il faut lire les plus beaux morceaux de L’Amant à haute voix. On percevra mieux ainsi le rythme, la scansion, la respiration intime de la prose, qui sont les subtils secrets de l’écrivain."
Il y a aussi cette façon de raconter l’histoire :
- En passant du "elle" au "je", pour se détacher parfois de son propre personnage, revivre sa propre histoire, vers 1930, ses 15 ans quand elle s’est fait aimer d’un riche Chinois.
- L’Amant en toile de fond, sa mère et ses frères en parallèles, et puis d’autres personnages, au détour de ses pages, comme une ballade au travers de sa mémoire en Indochine.
- Duras joue sur le fil du temps, entremêle les récits, d’une idée à l’autre, le lecteur ne fait que suivre sa logique.
L’Amant est autobiographique, comme un retour de l’auteure à ses origines.
Difficile d’en dire beaucoup plus. Alors je préfère laisser parler Duras.
Les premiers mots : "Un jour, j’étais âgée déjà, dans le hall d’un lieu public, un homme est venu vers moi."
Les derniers : "Il lui avait dit que c’était comme avant, qu’il l’aimait encore, qu’il ne pourrait jamais cesser de l’aimer, qu’il l’aimerait jusqu’à sa mort."
Morceaux choisis :
- Page 21 :
« Ce grand découragement à vivre, ma mère le traversait chaque jour. Parfois il durait, parfois il disparaissait avec la nuit. J’ai eu cette chance d’avoir une mère désespérée d’un désespoir si pur que même le bonheur de la vie, si vif soit-il, quelquefois n’arrivait pas à l’en distraire tout à fait. Ce que j’ignorerai toujours c’est le genre de faits concrets qui la faisait chaque jour nous quitter de la sorte. Cette fois-là, peut-être est-ce cette bêtise qu’elle vient de faire, cette maison qu’elle vient d’acheter – celle de la photographie - dont nous n’avions nul besoin et cela quand mon père est déjà très malade, si près de mourir, à quelques mois. Ou peut être vient-elle d’apprendre qu’elle est malade à son tour de cette maladie dont lui va mourir ? Les dates coïncident. Ce que j’ignore, comme elle devait l’ignorer, c’est la nature des évidences qui la traversaient et qui faisaient ce découragement lui apparaître. Etait-ce la mort de mon père déjà présente ou celle du jour ? La mise en doute de ce mariage ? de ce mari ? de ces enfants ? ou celle plus générale du tout de cet avoir ? »
- Page 28 :
« Je veux écrire. Déjà je l’ai dit à ma mère : ce que je veux c’est ça, écrire. Pas de réponse la première fois. Et puis elle demande : écrire quoi ? Je dis des livres, des romans. Elle dit durement : après l’agrégation de mathématiques, tu écriras si tu veux, ça ne me regardera plus. Elle est contre, ce n’est pas méritant, ce n’est pas du travail, c’est une blague – elle me dira plus tard : une idée d’enfant. »