Le mois dernier, je qualifiais
Madame Bovary de Flaubert de dingo et chiant.
La condition humaine d’André Malraux laisse assez largement de côté ce second adjectif et me fait renouer, pour cette lecture d’avril, avec une littérature plus contemporaine, mais que je n’appréhendais pourtant pas moins.
C’est-à-dire que, déjà, il s’agit de Malraux. Et même si on n’est pas complètement calé en littérature francophone, on a forcément entendu parler du monsieur. Prix Goncourt en 1933 justement pour ce livre, sa bibliographie est impressionnante. Figure de la résistance pendant la seconde guerre mondiale et ministre de la culture sous De Gaulle, Malraux fait aussi parti des résidents du Panthéon, pas la moins prestigieuses des maisons.
Au-delà de l’auteur, il y a le livre. La condition humaine, rien que ça. Quelques 3 petits mots pour un titre gigantesque de sens.
Mon édition Folio avait beau être en format poche, je craignais de m’effondrer face à un monument trop grand pour moi. Eh bien pas du tout ! Il m’a fallu moins de 15 jours pour terminer le bouquin, sans avoir mis 100 pages à rentrer dans une histoire pour laquelle je manquais certainement de références, mais l’auteur a presque su passer outre !
L’histoire se déroule en Indochine entre le 21 mars et la mi-avril 1927. Assez rapidement, au fil des pages, je me suis dit qu’il me manquait un contexte historique pour appréhender correctement l’histoire. Et puis je lis souvent le soir, au chaud dans mon lit, loin de mon
téléphone intelligent, d’une connexion Internet pour aller sur Wikipédia ou d’un bon vieux dico (loin = hors de portée = nécessite de se lever = le bout du monde). C’est à la page 200 environ que je me suis décidée à y voir plus clair. Et il est vrai que l'
Armée révolutionnaire du
Kuomintang sous le commandement de
Tchang Kaï-Chek, le
Massacre de Shanghai, tout ça (Wikipédia…), j’avoue être complètement passée à côté durant ma scolarité. Se remettre les idées en place permet il me semble de mieux appréhender l’histoire du roman, l’histoire dans celle avec un grand H.
La condition humaine nous parle de révolution, de batailles, de pouvoirs, d’enjeux économiques, de courage, de loyauté, d’amour et de famille. Rien que ça… Et quelques 338 pages de plus. Ainsi le contexte historique n’est que le glaçage autour du gâteau. Ce n’est pas l’essentiel sauf que c’est toujours mieux avec.
Mais l’intérêt majeur du roman, à mon sens, vient de sa narration. Outre un certain modernisme (on l’a compris, je déteste les doubles pages de descriptions, on n’est absolument pas dans ce registre ici), Malraux a l’art d’entremêler les points de vue. Le narrateur reste extérieur, tout le long du roman, mais il suit de multiples personnages principaux. D’abord Tchen (ses actions, ses pensées), puis Kyo, puis Katow, etc. Il ne s’agit pas juste de la description de plusieurs personnages, mais bien d’une narration depuis leur point de vue. Il ne s’agit pas juste de raconter une même histoire plusieurs fois depuis différents points de vue, il s’agit de faire avancer une seule histoire, une seule fois, en fonction d’où on se place. Ainsi on évolue dans notre compréhension des enjeux selon les intervenants. Tout est savamment orchestré. Et un peu comme pour
Modiano en janvier : au-delà des mots et de la façon d’écrire, c’est un tout finalement assez indéfinissable qui vient vous emporter.
Malraux ne joue pas dans la même cour que moi. Mais sa cour est loin d’être aussi inabordable qu’elle aurait pu paraître. Et la psychologie des différents personnages ainsi que leur rapport à leur monde sont particulièrement intéressants.
Morceaux choisis :
- Page 139 :
« La révolution ne peut pas se maintenir, enfin, sous sa forme démocratique. Par sa nature même, elle doit devenir socialiste. Il faut la laisser faire. Il s’agit de l’accoucher, et pas de la faire avorter. »
- Pages 200 et 201 :
« -[…] Je ne dis pas que tu aies tort ; je dis que je veux partir seul. La liberté que tu me reconnais, c’est la tienne. La liberté de faire ce qu’il
te plaît. La liberté n’est pas un échange, c’est la liberté.
- C’est un abandon…
Silence
- Pourquoi des êtres qui s’aiment sont-ils en face de la mort, Kyo, si ce n’est pour la risquer ensemble ?
Elle devina qu’il allait partir sans discuter, et se plaça devant la porte.
- Il ne fallait pas me donner cette liberté, dit-elle, si elle doit nous séparer maintenant.
- Tu ne l’as pas demandée.
- Tu me l’avais d’abord reconnue.
« Il ne fallait pas me croire », pensa-t-il. C’était vrai, il la lui avait toujours reconnue. Mais qu’elle discutât en ce moment sur des droits la séparait de lui davantage.
- Il y a des droits qu’on ne donne, dit-elle amèrement, que pour qu’ils ne soient pas employés. »
- Page 228 :
« - […] Ne trouvez-vous pas d’une stupidité caractéristique de l’espèce humaine qu’un homme qui n’a qu’une vie puisse la perdre pour une idée ?
- Il est très rare qu’un homme puisse supporter comment dirais-je ? sa condition d’homme… »
-Page 320 :
« (N’écouter, pensait-il, que votre courage, qui ne vous dit jamais rien. Et la Turquie, quand elle ne vous remboursait pas un sou et achetait avec votre argent les canons de guerre ? Vous n’aurez pas fait seuls une seule grande affaire. Quand vous avez fini vos coucheries avec l’État, vous prenez votre lâcheté pour de la sagesse, et croyez qu’il suffit d’être manchot pour devenir la Vénus de Milo, ce qui est excessif.) »