Humeurs

L’enfer du travail à la chaîne

16 juillet 2014 - 18 : 00
Je vous le dis tout de suite, j’ai tenu une seule journée. Vous pouvez me traiter de lâche, de chochotte, de tout ce que vous voulez en fait, mais je vous défie d’être épanouie enfermée dans une usine. Je ne vous parle pas d’une petite usine où l’ambiance est plutôt bon enfant et où les gens se connaissent tous entre eux. Là, je vous parle de LA grande usine. Celle où les conditions de travail sont déplorables.

A peine arrivée, je me suis rendue compte que ça n’allait pas être de la tarte. On m’a donné (ou plutôt jeté) une carte de pointage et une tenue à la figure. Cette tenue, parlons-en. Un pantalon, une veste, et des chaussures de sécurité, le tout d’un blanc immaculé. Et pour finir, une jolie charlotte et des bouchons anti-bruits. J’ai oublié de vous le préciser, mais cette usine est alimentaire, on y fabrique du chocolat. Ça pourrait être alléchant au premier abord, d’ailleurs, quand je suis sortie de la voiture, j’ai été ravie. Mais au bout de 8 heures, c’était à vomir.

Bref, revenons à l’arrivée dans l’usine. Je m’habille, rencontre les autres intérimaires. Aucun ne m’adresse la parole ou alors pour me dire que ce n’est pas comme ça qu’on doit mettre nos chaussures. Merci beaucoup. Je monte à l’endroit où se trouve « l’atelier ». J’entre avant dans la salle de « repos ». Juxtaposée à l’atelier et à ses machines, la salle de repos vous offre café, boissons et eau sous le regard attentif des machines, de plus, vous n’aurez jamais froid car la chaleur y est toujours présente, vous ne verrez pas la lumière du jour pour entretenir un sentiment de claustrophobie. Je me suis lavée les mains dans cette petite pièce hostile, et je suis finalement entrée dans l’enfer. On m’avait pas prévenue que c’était aussi chaud, aussi bruyant, aussi écoeurant.

Je me suis dirigée vers la pointeuse et, en passant ma carte, ce n’était pas mon nom qui s’affichait mais celui d’une autre. Cette dernière, qui était derrière moi, m’a arraché la carte des mains, m’a dit que c’était SA carte et SON nom et m’a retiré l’étiquette qui portait le mien. Je suis allée au bureau des chefs pour leur faire part de ce problème de pointeuse. Je me suis faite envoyer paître en me faisant bien remonter les bretelles car « vous n’avez PAS LE DROIT d’enlever l’étiquette, on fait comment nous maintenant ??! » (recoller une étiquette est une option – je propose, c’est tout).

On nous donne ensuite le service où on va passer la journée. Pour moi, ce sera les « bâtons boulanger ». J’arrive à ma place et rencontre le personnel environnant, deux femmes sympathiques. Elles m’expliquent comment ça fonctionne : les boîtes de bâtons boulanger arrivent devant moi, je dois peser cette dernière et en fonction du petit point rouge ou orange ou vert, j’ajoute ou j’enlève des petits bâtons, je ferme ensuite la boite et je passe à une autre. Voilà.

Bon, pas trop compliqué, je prends très vite le coup de main. Mais d’un coup, derrière moi, j’entends cette voix qui me dit « plus vite Charlotte, plus vite. »… Ok. J’augmente un peu la cadence et je finis par faire tomber une boîte pleine. Je commence à ramasser mais malheur, toutes les boîtes sur le tapis de la chaîne s’accumulent et me rentrent dedans. On me dit qu’il faut me dépêcher, sauf que je n’ai pas deux paires de bras et que j’essaie tant bien que mal de tout remettre en ordre. Quelques minutes plus tard, on me dit qu’il faut que je présente cinq boîtes. Je me demande pourquoi. Ils viennent les chercher et je me rends compte qu’ils les pèsent pour vérifier si on fait bien notre travail. J’hallucine. Ce que je ne vous ai pas dit, c’est que ces boites, il y a 500 bâtons dedans, et qu’il faut peser au gramme près, c’est à dire au petit bâton près. Dans ma tête, ça ne fait qu’un tour : s’il en manque un, ça ne se verra de toute façon jamais. Les boulangers qui auront ces boîtes ne vont pas les compter : alors, à quoi sert ce boulot ?

La journée continue. Les boîtes s’enchaînent et se ressemblent toutes, et je me rends compte que je m’ennuie. Je passe les boîtes machinalement, et je ne pense à rien. A rien du tout. Juste aux petits points qui défilent. J’ai chaud, j’ai mal au dos et je ne peux pas me mettre debout car la table est beaucoup trop basse. J’ai l’impression que je suis là depuis 5 heures et lorsqu’on m’annonce que seulement 2 heures sont passées, je veux mourir.

C’est l’heure de ma pause. 30 minutes de paix. Je pars très vite pour me changer et aller dehors. J’appelle ma mère, les larmes aux yeux, pour lui raconter. J’ai mal partout, j’ai les vêtements imprégnés de l’odeur de chocolat, j’ai les yeux qui piquent, les doigts sales et la sueur qui coule dans le dos. 30 minutes, ça passe extrêmement vite. Je retrouve mon poste. Et ça continue. La même cadence, les mêmes «  faudrait aller plus vite là », les mêmes contrôles, les mêmes personnes, les mêmes boîtes. Encore et encore. Et tout ça sans jamais voir le soleil.

Mais là, miracle, la machine ne fonctionne plus correctement et on est obligés d’arrêter. Seulement, il reste encore une bonne heure et demie à perdre. On me tend alors un balai. Je dois me mettre à genoux sous les machines pour aller ramasser tous les petits copeaux de chocolat. Là, c’est trop.

Après cette journée, je rentre dans ma voiture, épuisée. Je me mets à pleurer et je pleure pendant tout le trajet. Chez moi, je m’effondre dans les bras de ma mère.

Ce que j’ai vu et ce que j’ai vécu a été une des expériences les plus traumatisantes de ma vie. Expliquée comme je vous l’ai raconté, ça ne fait pas vraiment peur et on peut me prendre pour une petite nature. Je le suis sûrement aussi. Mais je suis surtout sensible. Car ce n’est pas que pour moi que je pleurais. Moi, j’avais un contrat de cinq jours, et après ça j’allais reprendre ma vie. Je pleurais aussi pour les gens qui sont là depuis des années, qui reviennent, jour après jour, pour gagner leur vie. Ils sont utiles ces gens-là, derrière chaque objet, chaque emballage, chaque aliment, il y a une personne qui met ça en boîte, une personne qui est à la chaîne et qui est traitée comme une machine. Ce qu’on fait subir à ces gens-là, c’est inhumain et ça enlève tout ce qui fait d’une personne, une personne. Comment on peut avoir une estime de soi dans ces conditions ? Comment on peut se sentir exister ? (vous avez 4 heures)

Moi, je vais travailler tout mon mois d’août dans un SAV de téléphonie, et je dis ouf. Ce n’était que cinq jours, je n’ai tenu qu’une seule journée.

Je n’y remettrai pas les pieds, et je vous le dis, si vous devez faire un travail étudiant et que vous n’avez rien trouvé d’autre, ou si vous aussi vous travaillez à la chaîne, je vous admire. Vraiment, c’est de l’admiration.

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Article rédigé par Charlotte Queen
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