Famille

Quand nos parents vieillissent

17 février 2013 - 15 : 55

Je crois que je me souviendrai toujours de cette soirée, il y a quelques mois. Nous marchions côte à côte, à pas lents, discutant laborieusement. A un moment, je me suis tournée vers lui, et mes yeux ont rencontré son visage, à hauteur du mien. La surprise m'a faite m'arrêter, brusquement, et je l'ai regardé continuer à avancer devant moi. C'est là que j'ai réalisé. Mon Père. Cet homme grand et fort, qui mesure près de quinze centimètres de plus que moi, et qui aujourd'hui se tient voûté comme un vieillard, au point que je le dépasse presque en taille.


 

J'ai couru vers lui, puis me suis mise à son rythme. Je devais me forcer pour ne pas accélérer et retrouver mon pas normal. Cette vitesse-là, je m'en suis rendue compte, était à l'image du reste de sa vie. Une vie au ralenti. Des gestes tremblants, hésitants. Des pas pesants. J'ai vu ses épaules recroquevillées vers l'avant, formant une bosse sur le haut de son dos. J'ai remarqué ses mains croisées sur ses reins, qui le faisaient se pencher encore d'avantage et lui donnaient un air à la fois fragile et triste.


 

Mon Père avait vieilli, et je le réalisais soudainement. J'ouvrais les yeux sur un autre homme, bien différent de mon Papa.


 

A quel moment est-il devenu vieux ?


 

Ces dernières années l'ont affecté bien plus que je ne veux l'admettre. Il a affronté bien des tempêtes, vécu bien des drames qui pèsent sur son cœur et sur son corps de façon parfaitement perceptible. J'avais remarqué que ses cheveux noirs étaient de plus en plus parsemés de blanc, que son visage se parcheminait, que ses yeux ne brillaient plus du même éclat. Mais je n'avais pas vu, ou je ne voulais pas voir, les larmes qui se cachaient derrière. Ses lèvres tremblotantes. La façon dont il cherchait ses mots et parvenait avec difficulté à terminer une phrase. Les escaliers devenus trop raides et le laissant à bout de souffle au bout de quelques marches à peine...


 

Mon Père, le premier homme de ma vie. Quand je pense à lui, j'ai une image qui me vient en tête systématiquement. Je ne saurais dire s'il s'agit d'un vrai souvenir que ma mémoire chérit au point de le déterrer dès qu'elle en a l'occasion, ou de la simple évocation d'une vieille photo que je regarde de temps en temps. Nous sommes à la plage, en Corse. Je dois avoir huit ans, tout au plus. Nous jouons dans l'eau, mon frère, mon Père et moi. Et tout un coup mon Père nous saisit tous les deux en même temps, nous porte à bout de bras, et nous pose chacun sur une épaule.


 

Mon Père, mon héros. Indestructible, inébranlable. Tellement fort, capable de nous protéger de tout. Tellement tendre, capable de nous aimer en dépit de tout.


 

Il était un roc, mon roc. Avec ses histoires hilarantes d'armée, et de quatre cents coups dont il ne nous a jamais rien caché. Avec sa rencontre si jolie et son histoire d'amour avec ma Maman, qui m'a fait croire aux belles histoires. Avec son courage, et sa volonté, de laisser tomber la sécurité pour l'aventure de l'entrepreneuriat. Avec sa fougue, sa passion pour le sport, qu'il m'a transmise vaille que vaille parfois contre ma volonté. Avec son côté Papa poule, qu'il n'a jamais perdu, qui me faisait enrager et qui me fait maintenant sourire. Avec sa présence constante, ses encouragements, sa fierté qu'il n'hésitait pas à me montrer.


 

Mais aussi avec ses failles, et ses faiblesses. Qui ont chamboulé mon enfance et mis ma confiance bien trop à mal. Mais que je lui ai toujours pardonnées, à lui, allez savoir pourquoi.


 

Je crois connaître le moment où il a commencé à décliner, où quelque chose s'est brisé en lui irrémédiablement.


 

Quand mon frère avait douze ans, il a eu un terrible accident de vélo qui a failli lui coûter la vie. Fracture du crane, des deux bras. Notre famille au bord du gouffre. Mes parents ont eu beaucoup de mal à s'en remettre. La peur s'était installée.


 

Quelques semaines plus tard, alors que mon frère se remettait doucement, mon Père et lui sont allés assister à un match de foot dans notre village. Et c'est là qu'un fou furieux s'est jeté sur mon Père, pour une histoire de stationnement. Cet homme pratiquait un art martial. Il a jeté mon Père à terre, et s'est acharné sur sa tête à coups de pieds, avant de s'enfuir en le laissant en sang, sous les yeux de mon frère.


 

Mon Père n'a plus jamais été le même après ça. Les dégâts causés à son visage étaient irréparables. Il y a eu les poursuites judiciaires, le procès, les menaces téléphoniques dirigées contre ses enfants, la peur de sortir, les interdictions d'aller jouer dehors. Il y a eu, certainement, le reflet dans le miroir qui lui montrait quelqu'un qu'il ne connaissait pas, et qui devait lui rappeler trop de choses...


 

La vie a continué, malgré tout, faite de rires parce qu'il a toujours été comme ça, un fêtard invétéré.


 

J'ai pris mon envol, mais sans partir trop loin, et il continuait à être là, à se soucier de mon bien-être. Dans mes yeux, il était toujours le Papa capable de me soulever d'une main.


 

Un jour, il y a eu la maladie de ma Mère, puis son absence, et un chagrin incommensurable. Il y a eu une vie à jamais détruite, le désintérêt pour l'avenir. Et la crainte de la solitude, ce sentiment inconnu pour lui. Puis l'espoir, de nouveau. Une vie nouvelle, différente, qui ne lui faisait pas oublier la précédente, mais qui le faisait aller de l'avant, un peu. Et le vide, encore. Encore plus fort, encore plus dur, parce qu'il le replongeait dans des affres qu'il n'avait pas vraiment soignées...


 

Il en est là, aujourd'hui. Un homme dans la force de l'âge que la vie a rongé de l'intérieur. Un homme encore jeune, mais dont le cœur souffre tellement qu'il a vieilli prématurément. Un Père, qui se soucie de sa famille, mais qui est de moins en moins capable de sortir de chez lui, qui ne vient plus nous voir par crainte de prendre sa voiture. Qui continue à travailler parce que c'est ce qui le maintient en vie, alors qu'il pourrait profiter d'une retraite bien méritée et se reposer enfin un peu.


 

Nos parents vieillissent tous, c'est dans l'ordre des choses. Mais il n'y a pas d'égalité, ni de justice dans la façon dont les années se mettent à peser sur eux. Un jour, nous les regardons, et nous voyons un homme ou une femme que nous ne reconnaissons pas. Et ce jour là, je crois, nous réalisons que nous ne sommes plus vraiment des enfants.


 

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Source image : www.slate.fr


 

Article rédigé par Malise.



 

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